Accolade téléphonique
Je déteste le téléphone.
Je déteste particulièrement les coups de fils importants, ceux où je sais que quelque chose se joue.
Alors étrangement, c'est toujours dans les pires moments que je choisis de les passer. Peut-être ai-je un goût inné pour l'auto-flagellation, toujours est-il qu'irrémédiablement, quand il s'agit d'entrer en contact avec un employeur, d'appeler une petite amie pour régler une brouille (ça arrive très souvent), ou encore de marchander un contrat avec un gros poisson (ça arrive très peu souvent), je le fais dans un état de stress encore plus élevé que la normale, un état de nervosité total. En général à la fin d'une nuit blanche, nuits blanches que j'effectue quand mon rythme de sommeil est devenu hors la loi et que je me couche trop souvent à 10h du mat. Ces nuits blanches où j'ai bu 8 cafés depuis mon réveil, mangé de nombreux repas, et fumé un nombre alarmant de clopes, où je sais qu'un seul pas me retient d'entrer au pays des rêves.
Je ne peux pas les passer à un autre moment car j'attends toujours l'extrème point de non retour avant de le faire, et donc je n'en ai plus le choix.
Aujourd'hui il s'agit d'appeler mon banquier pour négocier l'annulation délicate d'un agio d'une valeur de 165€. Je n'ai pas dormi, et comme la situation serait trop facile ainsi, j'ai préféré y ajouter un lapin que je lui ai posé lundi dernier quand nous avions un rendez vous téléphonique en bonne et due forme. Je dois donc avant de commencer m'excuser pour mon précédent faux-bond, m'expliquer à ce sujet, puis embrayer sur l'épineux problème de l'agio. Inutile de dire que cela nécéssite tout un jeu de scène : provoquer de la sympathie puis de l'appitoiement chez l'interlocuteur, tout en restant digne, expliquer toute la complexité de l'histoire, qui si elle est mal racontée semblera totalement décousue, tout en étant assez ferme pour obtenir si possible gain de cause.
Avant ce genre d'appels, négociation, démarche emploi ou autre, étant donné l'état de stress, je me livre à chaque fois à un rituel devenu naturel chez moi, qui combine à peu près tout ce qu'il est conseillé de ne pas faire avant de passer un coup de fil de la sorte. Je le sais, j'en suis totalement conscient, mais je ne peux pas m'en empêcher, auto-flagellation oblige.
Ainsi, je commence par m'imaginer en train de converser avec le personnage. J'essaie d'anticiper ses questions, ses réponses, le cours de la discussion. Je répète si vous préférez. Pendant la répétition, je me rends compte que beaucoup de points sont faibles dans mon argumentation, et j'essaie de mettre le doigt dessus afin de ne pas les reproduire quand le moment crucial sera venu. Malheureusement, ça n'a pour effet que de m'embrouiller l'esprit encore plus, trop de choses à retenir, trop d'erreurs, le stress devient plus important encore. Alors je décide de fumer une cigarette pour me calmer, puis deux. Je reprends la répétition, même si je sais que la discussion n'aura rien à voir quand elle aura lieu et que je serais donc encore plus désarconné de voir mon beau plan tomber à l'eau. Puis, je me rends compte que toutes ces cigarettes, ce stress et ces monologues à voix haute ont affaibli mon intonation, ma voix est devenue enrouée, fluette et grotesque. J'essaie donc diverses techniques, allant du raclement de gorge au chant, en passant par la toux, qui est censée agraver temporairement la voix. Elle reprend son ton normal pour quelques secondes, ce qui me redonne espoir. Pour quelques minutes.
Une bonne heure plus tard, toutes ces manipulations de voix auront atteint l'effet opposé, elle sera plus faible et moins convaincante que jamais. Je le sais. Alors pourquoi fais-je tout ça ? Je vous invite à me l'expliquer.
Vient enfin le moment où je me crois prêt. Je m'approche du téléphone, l'observe un moment. Je sens que le café, la pression et la fatigue font battre mon coeur fort vite, un peu comme celui d'un oiseau mouche qui peut mourir d'un infarctus à la moindre occasion. J'ai oublié tout ce que j'avais prévu ou anticipé. Alors je me dis que finalement je ne suis pas prêt. Quelques cigarettes plus loin et une nouvelle répétition plus tard afin d'être bien certain de ne pas me relaxer, j'hésite, hésite encore... je décroche le combiné, approche mon doigt des touches, perd tous mes moyens, puis me décide à aller exercer une autre activité : jeu, lecture, ou encore musique. Aujourd'hui j'essaie une nouvelle variante : l'écrire sur mon blog. N'essayez pas, ça n'apporte absolument rien.
Plus le temps passe, plus la fatigue et la crise de nerfs approchent. Et c'est enfin quand tous les pires éléments seront de la fête, que je n'aurai vraiment plus de délai, que viendra enfin le moment fatidique où je passerai l'appel. La voix vascillante entrecoupée de baillements, les mains tremblotantes, et le noeud au ventre tellement serré que j'en aurai du mal à respirer. Je ne donne pas cher de ma peau, et il y a fort à parier que l'échange méritera un enregistrement et une place au panthéon des appels téléphoniques tant il sera grandiosement raté, comme ils le sont toujours.
Alors la prochaine fois que vous aurez à passer un appel du genre, souvenez vous de ces quelques lignes, les enfants, souvenez vous qu'en ce bas monde, il y a des gens comme moi, qui préfèreraient se trancher les veines plutôt que de passer un coup de fil. Et faites le le coeur léger.
Votre héros.