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Edwood
15 juin 2008

Précieux instants

kill-bill



Lectorat, après toutes ces années en ma compagnie tu commences à me connaître. Tu sais que je suis un homme du monde, beau, drôle, intelligent, riche, classieux, sociable, bref, la personne rêvée avec qui partager ses soirées et pourquoi pas ses nuits d'amour. Quoi de plus normal, donc, que je sois souvent convié à des sorties où la morale s'arrête au simple port du caleçon, ou l'alcool coule à flot, et où il suffit de claquer des doigts pour finir avec plusieurs femmes dénudées à ses pieds. Ce n'est pas le sujet de cette note.

Non, je vais plutôt parler du restaurant. Simplement parce que ce soir j'y étais, et que je ne souhaite pas m'éparpiller en vous racontant ma soirée d'hier.

Le restaurant, c'est bien, c'est cool, c'est bat. L'occasion de voir des amis, d'avoir des sujets de conversation faciles, "Comment est ton caviar, mon ami ?" "Il n'a pas l'air aussi appétissant que ton oeuf de Condor truffé au foie gras, mon ami.", on pourrait même penser que c'est le lieu idéal où débuter une longue nuit de fête. Mais ça n'est malheureusement pas toujours le cas.
Que peut-on espérer de pire lors d'un repas au restaurant ? Renverser son assiette ? Être malade et vomir ? Non, frivolités que tout ceci. Laissez moi donc vous narrer mes rocambolesques aventures dans un certain restaurant Chinois de Bordeaux.


C'était il y a maintenant quelques années. Aze et moi, lassés de manger des spaghettis tous les soirs, avions décidé d'aller au resto, et pourquoi pas un Chinois, c'est pas cher (nous étions alors fort pauvres), et hormis le fait que les fruits de mer décongèlent dans l'eau de bain de pieds des serveurs, c'est en général assez bon.

Je connaissais une adresse dans une rue mal famée derrière la Victoire, de ces rues où on préfère jeter son porte monnaie comme appât avant d'y pénétrer afin d'avoir une chance d'en sortir vivant. Manque de chance, le distributeur où j’avais souhaité retirer de l’argent n’était pas terrible, la première somme disponible étant de 100€, et sans faire attention c’est donc la somme que j’avais retiré. Nous nous y étions donc rendus habillés en haillons pour ne point susciter l'intérêt des gangs y résidant, et aussi parce que c'est notre look de tous les jours, avec la ferme intention d'en sortir nourris.
Arrivés devant l'établissement en question, quelle ne fût pas notre déception en apprenant que le patron avait mis la clé sous la porte. Heureusement, les resto Chinois c'est comme les témoins de Jehova, quand il y en a un, il y en a 10 à quelques mètres d'écart.
Nous nous étions donc déplacés vers le suivant à quelques mètres de là, un vieux boui boui dont nous ne voyions rien de l'extérieur, mais qui semblait encore en état de marche.

Une fois entrés, l'ambiance tamisée et la musique traditionnelle nous rassura, c'était bien un Chinois et non un entrepôt de voleurs d'organes dissimulé, et nous prîmes donc place à une des tables, en attendant l'arrivée d'un serveur.
Quand celui ci arriva, nous fûmes surpris. En effet, le serveur n'était autre que le patron du restaurant lui même, un homme d'un certain âge, aux traits secs, une sorte de vieux maître Chinois Old School, comme ceux qu'on peut voir dans Kill Bill 2 par exemple. Celui ci vint prendre notre commande, et c'est là que je fis ma première erreur. J'optais pour un Rouleau de Printemps en entrée, et je sentis bien que selon le regard du vieux maître, j'avais presque défié toute la Chine en faisant cela. Son sourcil relevé semblait dire "es-tu vraiment prêt, mon garçon ?", et j'aurais dû me raviser, mais non, entêté que je suis, je confirmais ma commande, Aze ayant la sagesse quant à lui de choisir un plat au nom totalement inconnu, ce qu'il fait tout le temps dans tous les restos d'ailleurs. Souvent des mauvaises surprises.

La première chose qui nous frappa fut l'absence de tout personnel autre que cet homme. Nous voyions bien qu'il était seul, à prendre les commandes, à partir en cuisine et probablement à confectionner les plats. Mais encore naïfs du haut de nos 20 années, cela ne nous mit point la puce à l'oreille, et nous attendîmes.

Quand l'entrée arriva enfin, nous fûmes surpris par la présentation de haute qualité, mais ayant faim, et pour un repas à 7€, nous décidassionâmes de passer sans plus tarder à l'ingestion de ces plats, sans plus nous extasier dessus.

Le plat d'Aze semblait correct, bien que lui et moi ne sachions toujours pas à ce jour ce dont il s'agissait. Quant à moi, un Rouleau de Printemps normal. Nous attendions que le serveur/patron s'en aille, mais ce dernier restait devant nous, à nous fixer, et tout particulièrement moi.
Un peu gêné, le remerciant poliment, mais voyant qu'il n'était toujours pas décidé à partir, il fallut bien se décider à attaquer. Le regard du Maître posé sur moi à quelques centimètres me troublait, je l'avoue, et je ne savais pas ce qu'il attendait exactement, probablement une erreur de ma part. Souhaitant le blouser, je pris la décision d'approcher mes mains des baguettes, car c'est peut-être ce qu'il pensait que je ne ferais pas. A peine mes doigts eurent-ils touchés les instruments que ses yeux s'écarquillèrent et que son visage se transforma en un rictus effrayant. Sa voix éclata, brisant le silence : "NON, CE N'EST PAS COMME CA QU'ON MANGE CA !". Il me mima le geste correct, l'écume aux comissures des lêvres, m'expliquant ce que j'aurais fait s'il n'avait pas été devant moi, et après un bref échange de regards effrayés avec Aze, je suivis ses consignes à la lettre, d'un sourire tremblant en sa direction, suite à quoi il recula enfin vers son comptoir tout en marmonnant.

Doutes, questionnements. Aze et moi, d'un naturel rieur, commencions à sentir le fou rire nous envahir. Nous plaisantions, l'occasion de dilater le temps et de ralentir le moment où il faudrait bel et bien manger l'oeuvre sacrée. D'un oeil, j'observais le Patron qui était un peu plus loin, mais toujours face à moi en train de nous regarder. Après quelques minutes de meublage convainquant, il finit par partir, et je profitais donc de cet instant pour commencer à manger mon entrée non sans cesser de ricaner. A cause de ça, et surtout parce que le plat de Aze était définitivement très étrange. Nous nous imaginions également le passé du vieil homme en tant que tortionnaire dans un camp de la mort. Je commençais à manger, nous riions, quand tout à coup, catastrophe, ce qui devait arriver arriva, mon rouleau de printemps se désintégra sous mes doigts. Le truc qui arrive tout le temps, et normalement on s'en fout, on continue de le manger comme il est, mais là, nous sentions que c'était grave et qu'il n'était plus le temps de rire. Paniqué, j'essayais tant bien que mal de raccommoder le truc, qu'il ait l'air normal, mais impossible, il était complètement détruit. N'osant pas se retourner, Aze me questionnait sur la présence ou non du Patron dans son dos, et d'un bref coup d'oeil, je le vis justement revenir de la cuisine d'un geste nerveux, dans notre direction.

L'homme approche, je dissimule le rouleau entre ma main et la serviette pour qu'il ne le voit point et qu'il ait l'air en état normal. Aze se met à pouffer, ce qui m'amuse aussi, et là, le regard glacial du tortionnaire entendant les rires viens nous fusiller un court instant. Il passe une ou deux fois devant la table pour une raison lambda (nous étions seuls dans le restaurant), ralentissant à chaque fois à notre niveau pour observer l'état de nos plats. Je dissimule tant bien que mal le mien une fois, deux fois, j'essaie d'en manger le maximum quand il est à l'écart.
Au bout d'un certain temps, le patron se retourne brusquement, et là, je ne peux rien faire, il voit bel et bien mon oeuvre. Je ne peux plus le cacher, le mal est fait. J'ai bien cru que ses yeux allaient exploser, j'ai clairement senti en lui la rage du tigre, mais au lieu de venir nous voir pour hurler comme je m'attendais à ce qu'il le fasse, il décide plutôt de s'en retourner en direction de la cuisine en arrachant quasiment le rideau qui la séparait de la salle dans sa fureur.
Les théories sont multiples. Au départ, je pensais qu'il était parti chercher un sabre ancestral afin de revenir m'éventrer avec, puis, le voyant revenir quelques 5 minutes plus tard sans arme blanche aucune, je penchais plutôt pour les coups de fouets à l'esclave qui avait conçu mon entrée, dans un sous-bâtiment, ou alors pour l'incorporation dans mon prochain plat de poisons multiples, ou d'excréments de rongeurs.

Toujours est-il que la suite du repas fût houleuse, les courtes entrevues que nous avons eu avec lui ont transpiré la sècheresse la plus absolue. Il semblait réellement nous haïr, sauf peut-être au dessert quand nous lui avons demandé du Saké, et qu'il a pu voir que nous étions de véritables guerriers, tout comme lui l'avait été dans sa jeunesse. Il a peut-être regretté suite à ça de m'avoir fait manger des parties du cadavre de son jeune esclave.


J'étais revenu une autre fois dans ce restaurant. Pas parce que je l'aimais, loin de là, simplement pour montrer l'homme à un ami qui ne me croyait pas. Cette fois là avait été encore pire, car nous n'avions pas pu manger plus de la moitié de nos plats. N'osant pas froisser le vieux Maître, nous avions été obligés de trouver des ruses pour dissimuler le reste de nos repas, le versant tantôt dans un pot de fleur, tantôt dans des serviettes en papier.


Oui, il est des restaurants où l'on a peur de manger. C'est là la morale douteuse de cette histoire.

 

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